Un road-movie, ce n’est pas forcément l’Amérique. Le RER B ne fait pas rêver. Quel voyage pourtant, proposé par la cinéaste Alice Diop dans « Nous », documentaire poétique sur des habitants qui vivent le long de la ligne, du 93 et Roissy, côté bitume, à une chasse à courre et la rencontre d’forvain côêtê , dans la vallée de Chevreuse.
« Nous », c’est de l’anti-télé. Pas de message, peu d’explications. Il faut se laisser glisser, se caler dans son fauteuil. On ne sait pas toujours où l’on est. Dehors, en tout cas, pas dans les trains qui passent au loin et dont le grondement saccadé et assourdi rythme et délimite ce territoire.
De l’autre côté de la ligne de haute tension
Premier pas de côté, la documentariste ouvre son film par un brame du cerf. Dans les fourrés. Vers les châteaux de la vallée de Chevreuse, pas de la Loire.
Avant de basculer à 180 degrés, de l’autre côté de la ligne de haute tension, urbaine, plus âpre, vers un immigré malien qui ne témoigne pas face caméra, mais se laisse filmer en plein travail. La cinéaste l’attrape au vol dans son travail de mécanicien sur des voitures fatiguées réparées à ciel ouvert. Il teléphone. Il n’est pas rentré au pays depuis 2001, dit-il à la caméra, à Alice, à «nous».
La réalisatrice change de personnages et de techniques : absente et invisible, sans voix off, nous laissant seuls avec ses images, puis plein centre. « Nous », c’est aussi elle et eux, ses parents. Images déchirantes de sa mère à peine entrevue, banalement, au bord du cadre, trop discrète, disparue trop tôt, saisie avant les effets d’une maladie foudroyante, dans un film de famille de sa grande sœur.
Sur ces vieilles VHS s’inscrit une date, « 25-12-95 » : Alice a l’âge de l’héroïne du pays des merveilles. Traces défiant l’oubli. La jeune femme d’origine sénégalaise a filmé plus récemment son père, disparu depuis, racontant l’immigration à vue d’homme, Dakar-Marseille-Paris-Belleville, en bateau, en train, en métro, avec juste un une adresse, celle d’un copain. Ousmane Diop. Pas besoin non plus de long discours ou de message pour rendre toute sa noblesse à un être humain, à sa vie incroyable, pas une plainte, pas un jour de chômage, lâche-t-il fièrement, d’une pudeur à renvoyer n’ importe quelle posture politique dans les cordes.
Poésie et histoires des gens, sans jugement
Pas besoin d’être militant, donc, pour raconter la banlieue. Cette infirmière, c’est sa sœur. Elle vole comme un ange d’une rue pavillonnaire à l’autre, seul contact de ces vieilles âmes. Cette femme bretonne âgée, au sourire d’enfant, qui raconte sa jeunesse suicidaire, l’homme qui l’a sauvée et épousée. Melo. Gross plans. Jamais rien d’attendu. Un JT ne saurait que faire de ces images de jeunes filles bavardant, de ces piliers de cités qui écoutent Piaf.
Où est-on ? Est-ce que ça manque vraiment de ne pas trouver le nom de la ville, de se décentrer un peu, pour trouver un autre équilibre? Voici Alice au pays des cauchemars, en 1942, à Drancy, au Mémorial de la Shoah. À la Basilique de Saint-Denis, avec des nostalgiques de Louis XVI pleurant encore la mort du roi. Aucun jugement ni commentaire, jamais. « Nous », ensemble ou côte à côte, pas les uns contre les autres.
Alice Diop se filme face à Pierre Bergounioux, un écrivain de l’ombre, avec ses Pléiade en arrière-plan dans la bibliothèque, à Gif-sur-Yvette, si loin, si près d’Aulnay, la ville natale de. Passer du Nord au Sud, le long du RER B, c’est déjà faire un long voyage vers une form de prospérité. Mais le propos d’Alice Diop n’est pas d’asséner une thèse sociale, plutôt de nous perfuser à la poésie, aux histoires des gens. Si l’on se regarde cinq minutes, on ne peut plus se detester ni se mépriser. « Nous » est finalement un manifeste, mais très doux, très beau et bienveillant.
On se sent meilleur, à la fin du film. Ça n’a pas de prix, cette sensation.
LA NOTE DE LA RÉDACTION : 4/5
« Nous », documentaire d’Alice Diop, 1h52. En salles le mercredi 16 février 2022.